Chicago à l’école de la délinquance : entre travail social, sociologie et psychiatrie

A la suite de notre premier billet interrogant les dynamiques se nouant entre histoire de la sociologie et catégories de santé mentale, je propose de réitérer l’exercice via d’autres “pères fondateurs”, ladite Première Ecole de Chicago, et d’autres catégories : la folie morale, la dégénérescence, le criminel-né et la psychopathie.

Ce texte propose avant tout une déambulation historique dans la ville de Chicago et ses enjeux sociaux au tournant du XXe siècle. En cours de route, cette incursion me permettra également d’aborder certains des enjeux que ce carnet se donne pour but d’étudier. Pour commencer, et de façon analogue à la relation qu’Emile Durkheim entretient avec les savoirs aliénistes, nous soulignerons l’ambiguïté des liaisons entre psychiatrie et sociologie naissante à Chicago. Nous reviendrons ainsi sur le rôle qu’attribuent certains psychiatres aux facteurs sociaux et, en chiasme, sur la façon dont les sociologues reprennent à leur compte des schèmes médicaux. Ce faisant, ce texte vise également à moduler les récits hagiographiques qui peuvent parfois accompagner l’évocation des sociologues pioniers de la Première Ecole de Chicago et montrer à quel point ceux-ci sont tributaires des travailleuses sociales, des psychiatres et des institutions qu’elles et ils ont participé à façonner. Le billet est organisé en série chronologique au cours de laquelle se succèdent différents portraits d’individus, de lieux et d’enquêtes, d’abord liés au travail social, puis à la psychiatrie et pour finir à la sociologie.

Rappelons que Chicago est la ville états-unienne ayant connu la croissance démographique la plus explosive au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Alors qu’elle compte à peine moins de 300 000 âmes en 1870 sa population s’élèvera à 2,7 millions en 19201. Cette croissance a engendré de nombreux problèmes urbains : pauvreté, ghettoïsation, délinquance, conflits ethniques entre les différentes populations immigrantes, etc. En parallèle, afin d’endiguer ces ravages sociaux, se structurent différents mouvements politiques (e.g. labor ou reform), dans lesquels circulent des idées anarchiste et socialiste2. Dans ce texte nous nous intéresserons à la période qui s’étend des années 1880 aux années 1920. En circulant dans l’histoire de la gestion institutionnelle de la pauvreté et de la délinquance à Chicago, nous verrons se dessiner une configuration où travail social, psychiatrie et sociologie s’entremêlent. Dans cette nébuleuse d’institutions, de pratiques et de savoirs, se dessine un programme original : rejeter les biologisations monolithiques des actes criminels au profit de la prise en compte d’une multitudes de facteurs explicatifs3.

Les militantes de Chicago : travail social et settlement movement

Au crépuscule du XIXe siècle, le Settlement movement bat son plein, d’abord au Royaume-Unis puis aux Etats-Unis. Cette impulsion est incarnée par certains membres des classes moyennes intellectuelles réformatrices qui s’emploient à lutter contre les problèmes de logement et de salubrité endurés par les classes populaires. L’objectif est de construire des bâtiments communautaires au cœur des quartiers pauvres, dans lesquels s’établissent des bénévoles. Il s’agit à la fois d’intervenir au quotidien sur la précarité matérielle que subissent leurs voisin·e·s., mais aussi de leur offrir un accès à diverses ressources éducatives et évènements culturels.

La Hull-House

Dans le sillage du Toynbee Hall basé à Londres4, la Hull House est fondée en 1889 dans un quartier populaire de l’ouest de Chicago abritant une population en majeure partie immigrée. A l’initiative de ce projet : Ellen Gates Starr (1859-1940), enseignante et militante socialiste, et sa compagne Jane Addams (1860-1935), qui deviendra par la suite une célèbre militante féministe, pacifiste et socialiste5. D’autres initiatives de ce type voient ensuite le jour dans la ville, par exemple : en 1892, Charles Zueblin (1866-1924), futur professeur de sociologie à l’Université de Chicago fonde la Northwestern University Settlement House.

Entrée de la Hull House6.

Accompagnées par des amies, Starr et Addams font de ce bâtiment un lieu de vie ouvert à tous (et en particulier à toutes) rythmé par les réunions de discussion, les cours du soir, les concerts, l’organisation de pièces de théâtre, le sport et les expositions artistiques. L’objectif est de permettre à leurs voisin·e·s de gagner en agentivité, mais aussi d’instaurer une communication pacifiée entre les différents groupes d’immigrés, tout en s’efforçant autant que possible de maintenir une relation horizontale entre résidentes et voisin·e·s. Par ailleurs, elles publient chaque année le Hull-House Yearbook, un compte rendu écrit et photographique de l’ensemble de ces activités7.

Bibliothèque dans la partie Boy’s Club8.

Par la prise en charge des enfants du quartier via diverses activités éducatives et culturelles, les résidentes tentent tout particulièrement d’adresser le problème de la délinquance juvénile, une des calamités sociales les plus préoccupantes de la période.

“Un résident de la Hull-House a remarqué qu’un groupe de jeunes garçons construisant une maison sur un espace vacant : il lui ont expliqué être un gang et qu’il sont en train de construire un club house avec des matériaux récupérés dans les rues. Des visites fréquentes ont permis d’obtenir la confiance de ces enfants jusqu’au point où le gang forma un Hull-House club et l’appella le Silver Rivers après avoir considéré le nom de Bloody Hen. Les Musketeers, Pirates, White Eagles, Red Bullets et Roamers ont rejoint la Hull-House de la même manière”9.

Par ailleurs, certaines résidentes de la Hull House dont Jane Addams et Florence Kelley (1859-1932), inspirées par Friedrich Engels, organisent des enquêtes sur les conditions matérielles d’existence des habitants de leur quartier qui donnent lieu à la publication des Hull House Maps and Papers en 1895. Cette initiative, reprise par la plupart des settlements est aussi inspirée des enquêtes de Charles Booth en Angleterre.

Exemple de carte produite par les chercheuses de la Hull House. Elle montre que le salaire hebdomadaire de la plupart des familles du quartier se situait entre cinq et quinze dollars10.

La première enquête sociale sur la délinquance juvénile

Les bénévoles sont particulièrement concernées par les conditions de vie des enfants et luttent pour réguler le travail des mineurs et rendre la scolarité obligatoire. Parmi elles, Julia Lathrop (1858-1932), travailleuse sociale en milieu carcéral, et Lucy Flower (1837-1921), riche philanthrope, s’emploient à ce que soit mises en place des procédures judiciaires spécifiques pour les délinquants mineurs (qui sont alors pris en charge comme des adultes). Mettant à profit leur réseau local pour constituer un groupe de pression, elles parviennent à pousser l’Etat de l’Illinois à adopter en 1899 une loi entérinant la création du premier système juridique pour délinquants juvéniles au monde. Cela se concrétise par la construction d’un tribunal et d’un centre de détention rue Ewing juste en face de la Hull-House.

Façade du tribunal juvenile, Chicago, 194411.

Cette institution permet d’amasser des données que vont utiliser Sophonisba Breckinridge (1866-1948) et Edith Abbott (1876-1957) pour proposer une enquête. Toutes deux sont militantes et travailleuses sociales membres de la Hull House, où elles installent leur bureau durant le temps de l’investigation. Au moment de la publication de The delinquent child and the home en 1912, Abbott est directrice du département de social investigation à la Chicago School of Civics and Philanthropy (CSCP) et Breckinridge détentrice d’un Ph. D. en sciences politiques obtenu à l’Université de Chicago.

Dès l’introduction de l’ouvrage, les autrices mettent l’emphase sur les données empiriques qui soutiennent leur analyse. Elles fondent leur travail sur les documents produits entre le 1er juin 1899 et le 30 juin 1909 par la cour. Ces données leur permettent de dresser des tableaux démographiques de la population délinquante sous-main de justice (sexe, âge, nationalité, type d’offense, issue de la judiciarisation, récidive…).

Garçons et filles déliquants amenés à la cour entre le 1er juillet 1899 et le 20 juin 1909. Totaux et pourcentages par offenses12.

Elles ont ensuite missionné des étudiantes de la CSCP de visiter un échantillon de ces familles (les dossiers 1903-1904). Ajouté à cela, des entretiens ont été menés avec les agents de probation. L’équipe a particulièrement été attentive aux éléments suivants :

« La pauvreté accablante, la méconnaissance des besoins des enfants des grandes villes, la cupidité des parents qui préferent acheter une maison plutot qu’éduquer leurs enfants, les dissensions familiales, la dégradation du foyer, les éventuelles lacunes du système scolaire, le manque de terrains de jeux dans les quartiers surpeuplés, ont été considérés comme des éléments de première importance dans la manière de considérer le délit de l’enfant et dans la délimitation du problème à régler par le tribunal »13

L’ensemble vise à mettre en lumière les causes de la délinquance juvénile, tout particulièrement les dynamiques entre pauvreté, conséquences de l’immigration, et problèmes familiaux. Il ne s’agit pas de postuler l’existence d’une classe (plus ou moins naturelle) d’individus voués à devenir délinquants mais bien de montrer comment les conditions matérielles d’existences peuvent conduire au passage à l’acte.

Cette démarche est motivée par une stricte division du travail scientifique : elles estiment que l’enquête ne permet en aucun cas d’obtenir une idée de l’influence de conditions physiques ou mentales anormales sur la délinquance. Ce versant ne pourrait être investi que par des psychologues ou des médecins (elles précisent d’ailleurs qu’une telle entreprise est en cours d’élaboration, je reviendrais là-dessus dans la partie suivante).

Toutefois, leur sixième chapitre aborde tout de même le « problème de la dégénérescence »14 :

« Plus malheureux encore que l’orphelin est l’enfant issu d’un foyer dégradé – le foyer où règnent la brutalité, l’ivrognerie, l’immoralité ou le crime, la paralysie et la folie consécutives au vice, les enfants imbéciles et faibles d’esprit, et la misère des pièces sales et surpeuplées. Dans de telles conditions, le corps souffre souvent avec l’esprit, car l’héritage physique est souvent si pauvre que le pouvoir de résistance est faible, et le danger d’infection par la tuberculose et les maladies résultant de l’immoralité est important »15

La dégénérescence

Cette théorie est développée en France durant les années 1840-1850, par le docteur aliéniste Benedict Morel (1809-1873). La dégénérescence est une maladie héréditaire et cumulative, une « dégradation originelle de la nature humaine »16. Reposant sur des considérations issues de la Genèse, Morel postule que les hommes sont initialement purs, sortis du moule divin, mais qu’au contact de leur environnement terrestre ils peuvent dévier du « type normal de l’humanité »17. D’une façon qui s’apparente aux modes de pensées néohippocratiques, les dégénérescences peuvent se développer via intoxication (mauvais air, sols, climat, alimentation, alcool…), par le biais de causes sociales (mauvaise hygiène, conditions de travail, les excès vénériens…) ou en conséquence d’autres états pathologiques. Ensuite ces tares vont se transmettre aux descendants et s’aggraver au fur et à mesure des génération par effet boule de neige. Cette théorie s’internationalise et a notamment une forte réception dans la psychiatrie allemande, puis états-unienne. Bien qu’au fil des années le terme en lui-même s’autonomise de la théorie initiale de Morel, il conserve toutefois une puissance évocatrice : liant environnement adverse, dégradation des corps et des esprits, ainsi que pessimisme vis à vis des dispositions morales des classes populaires18. On peut considérer qu’elle est sujette à une forme de métaphorisation19 à mesure qu’elle entre dans le langage commun : les réceptions de cette expression, dans différents espaces nationaux, scientifiques et culturels ont entrainé des variations de sens par rapport à sa signification initiale (et l'usage qui en est fait par Abbott et Breckenridge est un exemple parmi d'autres que l'on pourrait travailler à décrire).

Certes Abbott et Breckinridge mobilisent là ce terme, mais de façon différente de Morel. La dégénérescence a ici pour fonction principale de qualifier l’effet de conditions de vie adverses sur la moralité des enfants plus que de décrire une accumulation héréditaire de tares. Quand bien même, l’usage du terme nourrit un constat pessimiste et mobilise une certaine forme de naturalisation ambigüe du sens moral :

« Dans bien des cas, les conditions malfaisantes ne sont révélées que lorsque tout espoir de regénération est passé. Le temps de la probation est passé depuis longtemps et il est même trop tard pour que l’école […] soit efficace »20.

*

En résumé, Abbott et Breckinridge n’entrent pas en rupture avec les savoirs médicaux, ni ne les critiquent, mais se placent à leurs côtés pour proposer d’autres pistes d’explication (matérielles et sociales) de la délinquance juvénile. En procédant ainsi, elles donnent le ton des futures enquêtes sociales sur la délinquance portées par les membres de l’Université de Chicago.

Quel social intéresse les psychiatres ?

William Healy et le Juvenile Psychopathic Institute

Sous l’impulsion des militantes de la Hull-House, dont Julia Lathrop, le Juvenile Psychopathic Institute (JPI) est créé en 1909. C’est la première clinique dédiée à l’accompagnement des mineurs. Au départ financée par une philanthrope, l’Etat de l’Illinois reprend la main sur le JPI en 1917 et à cette occasion le centre est renommé l’Institute for Juvenile Research. Le but de cette structure est d’enquêter sur les causes de la délinquance juvénile et de développer des stratégies de préventions.

Le premier directeur du JPI est William Healy. Diplomé de médecine à Harvard il retourne à Chicago faire son doctorat à la Rush Médical School, qu’il obtient en 1900. De 1906 à 1907, Healy étudie à Vienne, Berlin et Londres, et c’est au cours de ce voyage qu’il découvre l’Interprétation des rêves de Freud. Il joue par la suite un rôle important dans l’introduction de la psychanalyse aux États-Unis et publie Structure and Meaning of Psychoanalysis en 1931. Il est aussi fortement influencé par William James auprès duquel il se forme, ainsi que par Henry H. Goddard.

A partir de 1908 Healy organise au sein du JPI un programme de recherche d’une durée de cinq ans qui donne lieu à la publication de The Individual Delinquent en 1915, une investigation sur les causes de la délinquance, fondée sur les dossiers de patients auxquels s’ajoutent les informations collectées par les tribunaux et les travailleuses sociales. Cette étude marque durablement la psychiatrie américaine durant les prochaines décennies et tout particulièrement les traités sur la psychopathie.

Healy argumente en faveur d’une prise en compte des causes variées (psychiques, biologiques, sociales, environnementales…) qui peuvent s’entremêler pour aboutir au développement de tendances antisociales chez les enfants.

Tableau statistique de répartition des causes de la délinquance dans la population étudiée (n=823). Bien qu’une majorité des cas de délinquance juvéniles soient considérés comme le résultat d’afflictions mentales, Healy laisse de la place à certains facteurs sociaux comme les conditions de vie dans le domicile familial, la trajectoire sexuelle ou les mauvaises fréquentations. Plus encore, on peut constater que les conditions de vie familiales adverses sont présentées comme un facteur explicatif (au moins partiel) dans 556 des cas21.

« Rien n’est plus accrocheur qu’un nom, et souvent, […] l’appellation contrefait l’explication »22

En cela, il rejette en bloc la notion de criminel-né de Lombroso, ainsi que celle de folie morale et d’imbécilité morale :

« De nombreux cas nous ont été présentés comme des imbéciles moraux, mais il s’est toujours avéré qu’ils étaient d’une manière ou d’une autre mentalement déficients ou anormaux, ou qu’ils étaient victimes de conditions environnementales ou de conflits mentaux, et pas du tout dépourvus de sentiments moraux »23

Ainsi, il s’oppose à l’idée que des individus pourraient être atteints par une déficience du sens moral, et par extension à l’existence même d’une telle fonction cérébrale isolée.

La Moral Insanity

La moral insanity ou folie morale en France, est une catégorie forgée par le psychiatre britannique James Cowles Prichard (1785-1848) en 1935. Il s’appuie sur les savoirs aliénistes français pour qualifier ainsi les patients affectés par un état intermédiaire d’incubation. Cet état précède l’aggravation en une future aliénation ou est la conséquence d’une affection mentale passée. Durant cet intervalle, le patient est atteint de déviations de caractère et de comportement de moindre ampleur que ce que peut donner à voir un état maladif plus prononcé, mais qui tranchent suffisamment avec son tempérament originel pour qu'on puisse les considérer comme pathologiques. Au fur et à mesure de sa réception cette catégorie va se parer d’une acception encore bien plus moraliste : elle aura tendance à désigner une classe d’individus dépourvus de sens moral, gouvernés par des tendances morbides auxquelles ils ne peuvent résister. En parallèle, cette catégorie sera associée à l’étiologie de la dégénérescence24.
Le Criminel-né

La théorie du criminel-né postule l'existence de tendances innées au passage à l'acte criminel, determinées par la constitution physique de l'individus et identifiables notamment grâce à leurs mensurations crâniennes. Cette théorie est proposée par Cesare Lombroso (1835-1909), psychiatre italien, fondateur de l’anthropologie criminelle. Lombroso, fortement influencé par la théorie de la dégénérescence de Morel, considère que ce trait de comportement criminaliste est héréditaire et court dans des lignées familiales viciées. Il exerce une influence considérable sur la production des savoirs scientifiques, notamment psychiatriques, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Un an avant la publication de Individual delinquent, Healy collabore avec Edith R. Spaulding, qui est alors médecin au Reformatory for Women à Framingham dans le Massachusetts25. Il et elle publient un article intitulé Inheritance as a factor in criminality fondé sur l’étude de mille cas de jeunes délinquants passés par le JPI26. La conclusion de ce papier est formelle : pas un seul des cas ne montre une quelconque forme d’héritabilité directe de traits criminalistes, ce qui contredit radicalement les théories de Lombroso. Cette héritabilité directe est distinguée de celle, indirecte, de facteurs de criminalité tels que l’épilepsie, la folie ou la faiblesse d’esprit, symptômes de la dégénérescence, qui peuvent conduire ou non à des comportements antisociaux en fonction de la qualité de l’environnement dans lequel l’individu est placé. Nous le verrons par la suite, Healy et Spaulding ont des avis divergents sur cette seconde modalité d’hérédité.


Malgré son rejet de certaines catégories, Healy reprend néanmoins le terme constitutionnal inferior à Adolf Meyer (1866-1950)27 , plutôt que celui équivalent de psychopathic inferior plus utilisé par les psychiatres allemands, ou encore ceux de psychopathic constitution, psychopathic personality, constitutional psychopathic inferiority, degeneracy et morbid personnality. Tous ces termes sont plus ou moins équivalents à l’époque et bien que proches, ils ne désignent pas tout à fait ce que l’on nommera par la suite : psychopathe.

Pour Healy, ces inférieurs ont des réactions émotionnelles anormales. Ils sont égocentriques, égoïstes, irritables, très influençables mais aussi très facilement fatigables mentalement. Certains peuvent avoir un faible déficit intellectuel, quand d’autres sont tout à fait brillants, voire des génies, mais dans tous les cas : ils « manquent de puissance pour répondre aux demandes constantes du monde »28. Plus important encore, ces individus s’engagent facilement dans des conduites antisociales : « l’attraction vers les méfaits est trop forte pour leurs faibles pouvoirs d’inhibition »29. On n’a donc pas ici affaire à une lésion du sens moral comme pour la moral insanity mais à une déficience de la volonté.

Healy insiste sur l’usage restrictif qu’il fait de l’infériorité constitutionnelle et parmi l’ensemble des cas d’anormalités mentales seuls vingt cas d’infériorité constitutionnelle sont répertoriés. Il limite ce diagnostic aux individus qui, en plus de présenter des traits psychiques d’infériorité, sont atteints par des anormalités corporelles qui sont autant de stigmates de la dégénérescence (e.g. faible croissance, puberté retardée ou torse infantile). De plus, Healy insiste pour séparer ces cas bien spécifiques de ceux qui sont de l’ordre de la déficience mentale aggravée (e.g. psychotiques, faibles d’esprit).

Cet usage de la dégénérescence conduit notamment Healy à soutenir des positions teintées d’eugénisme30 envers les cas de délinquance féminine :

« Le nombre relativement faible de femmes constitutionnellement inférieures que l’on trouve dans les cours de justice s’explique, je pense, par la plus grande liberté et l’agitation du sexe masculin. Les femmes de cette classe sont plus souvent des corvéables à merci que les prostituées. Bien sûr, certaines cèdent à la tentation et deviennent plus tard, malgré leur manque d’attrait, des membres de la classe des prostituées de bas étage. Ce qui est presque pire pour la société, c’est le fait qu’elles vivent dans des relations diverses avec des hommes de basse classe dans des camps ou des bidonvilles, et qu’elles produisent fréquemment une progéniture qui, à son tour, devient un problème pour la société »31.

Dans le même ordre d’idée l’homosexualité et un bon nombre des transgressions des normes de sexualité et de genre sont considérées comme des traits psychopathiques.

Des femmes psychopathes ?

Edith R. Spaulding32, insatisfaite des pratiques diagnostiques en vigueurs dans le Reformatory for Women du Massachussetts (usage intensif de tests mentaux, particulièrement les tests d’intelligence, et utilisation routinière des théories de la faiblesse d’esprit dans l’explication des comportements antisociaux), accepte un poste au Psychopathic Hospital, fondé au sein du New York’s Reformatory for Women à Bedford Hills, dont elle devient la directrice.

De gauche à droite, laboratoire, Hall Elizabeth Fry et Hopital Psychopathique33.

En 1923 elle publie un rapport de recherche sur ses activités durant les années 1913-1918 sous le titre : An Experimental Study of Psychopathic Delinquent Women34. Contrairement aux considérations usuelles qui veulent que certaines prévenues soient irrécupérables car trop faibles d’esprits pour pouvoir bénéficier des programmes de réhabilitation, Spaulding préfère utiliser le terme femmes psychopathiques. Dans ce cadre, il n’est pas question d’intelligence mais de comportements antisociaux, ces femmes sont des fauteuses de troubles invétérées, remplies de défiance, qui subvertissent les institutions en fomentant des mouvements de résistances avec les autres prisonnières.

Soulignons pour commencer que contrairement à Healy, Spaulding ne fait aucun lien entre psychopathie et déviances sexuelles, alors même que la plupart des prévenues prises en charge dans l’institut sont impliquées dans des infractions à caractère sexuel. De plus, dans ses travaux, Spaulding, va plus loin encore et rejette la notion de dégénérescence ainsi que les tentations eugénistes qui peuvent l’accompagner :

« Malgré des recherches minutieuses des corps de ses patientes à la recherche de “stigmates de dégénérescence” […], elle trouve peu de preuves que la condition psychopathique est constitutionnelle. […] Spaulding recommande de ne pas appliquer “une peine véritablement indéterminée […] qui imposerait l’équivalent d’une peine à vie”, car cela supprimerait “l’incitation à la liberté” dont on a désespérément besoin dans le travail avec les femmes psychopathes »35

A la suite de Healy, l’exemple de Spaulding nous montre comment l’adoption de schèmes psychodynamiques au sein des professions psychiatriques engage une remise en cause des modes antérieurs de biologisation de la déviance morale. Mais alors que faire des catégories nosologiques concernées ? S’il faut dé-biologiser la psychopathie et communiquer un certain sentiment de liberté aux prévenues pour qu’elles se sentent en capacité de se réinsérer, pourquoi donc conserver de tels diagnostics ? Pour Nicole Rafter36 c’est avant tout une question de gestion administrative au sein des maisons de correction : sont désignées comme psychopathiques les femmes irrécupérables qu’il est préférable de transférer dans des services psychiatriques spécialisés. Cela permet de distinguer le bon grain de l’ivraie, de séparer les femmes que l’on peut espérer réhabiliter des cas désespérés, permettant en creux de dresser une frontière entre criminalité et affliction mentale.

*

Les cas de Healy et de Spaulding exemplifient la manière dont la popularisation de la psychanalyse aux Etats-Unis enjoint la profession à adopter des conceptions étiologiques psychodynamiques, sans qu’en parallèle cela n’empêche que perdure l’usage de certaines étiologies naturalisantes usuelles. De plus, le développement d’un mouvement d’hygiène sociale et mentale, notamment sous l’impulsion de Meyer37 conduit les psychiatres à s’impliquer davantage en dehors des murs des cliniques en œuvrant à la mise en place d’initiatives de santé mentale publique.

La première école de Chicago ou le Boy’s Club sociologique

Université de Chicago, 191338.

La création de l’Université de Chicago en 1892, et en particulier celle de son département de sociologie, est encastrée dans le mouvement de réforme sociale qui bat son plein. Ladite École de Chicago39 est une manière de désigner a posteriori et de manière hagiographique le groupe de sociologues qui serait responsable de l’émergence de la sociologie empirique américaine. Cette école se structure en grande partie autour de William Thomas (1863-1947), Robert Park (1864-1944) et Ernest Burgess (1886-1966), dont nous allons détailler chacun des cas. Tous les trois s’imposent dans le département de sociologie en s’opposant à leurs collègues proches du travail social, tout particulièrement Breckenridge et Abbott. A tel point que :

« En mauvais termes avec leurs collègues sociologues masculins, Sophonisba Breckenridge et Edith Abbott quittèrent en 1920 le département de sociologie lors de la fondation d’une école de formation de travailleurs sociaux dans le cadre de l’Université de Chicago. Elles poursuivirent par la suite des recherches sur un domaine qui, en 1923, est davantage celui des travailleurs sociaux que celui des sociologues »40

Et ce, alors même que les sociologues et les travailleuses sociales sont issus du même milieu que l’on pourrait qualifier de classe moyenne réformatrice et se côtoient en privé (e.g. la femme de Thomas est une amie de Jane Addams). Les sociologues reprochent aux travailleuses sociales d’adopter un cadre d’analyse normatif, par exemple :

« Ce que Thomas reprochait aux réformateurs sociaux qui se préoccupent des comportements d’immigrés récents comme les Polonais, c’est notamment de méconnaître l’univers dans lequel ceux-ci agissent – leur “définition de la situation” – et de substituer aux raisonnements qui sont ceux des intéressés des raisonnements de “bon sens”, c’est-à-dire ceux des classes moyennes protestantes anglo-saxonnes »29

La division genrée du travail scientifique établie est apparente : les femmes sont reléguées au care étant donné leur affiliation au travail social et les hommes sont responsables de la science dépassionnée.

L’admiration d’Ernest Burgess pour la psychiatrie

Etudiant en sociologie sous la direction de William Thomas, Ernest Burgess obtient son Ph. D. en 1913 et est nommé professeur à l’Université de Chicago en 1916. Avant de co-publier The City en 1925, Burgess est un lecteur de Healy et de son livre The Individual Delinquent. En 1923, il en publie un commentaire de celui-ci, dans lequel il esquisse ce qui est la première excursion des sociologues dans l’étude de la délinquance juvénile. Cet article est replacé dans son contexte de parution par Jean-Michel Chapoulie à l’occasion de sa traduction et publication française :

« Dans la période 1892-1933, l’Université de Chicago fut le centre principal des innovations de la sociologie américaine. C’est dans le département de sociologie de cette université que s’élabore, avec les recherches de W. I. Thomas sur l’immigration, la première définition de la recherche empirique et que se forme la nouvelle génération de sociologues. Près de la moitié des thèses de Ph. D. en sociologie soutenues aux États-Unis avant 1915 ont été décernées à l’Université de Chicago »41

Il ne s’agit pas pour Burgess de critiquer Healy mais bien au contraire de louer l’attention qu’il porte aux multiples causes de la délinquance via la pratique de l’étude de cas. Tout comme Healy il rejette la théorie du criminel-né de Lombroso, mais aussi celle de l’imitation de Gabriel Tarde :

« Les recherches de Healy, fondées sur l’étude d’un groupe de jeunes récidivistes, firent ressortir un point significatif : l’étude du criminel est l’étude du comportement humain et non pas l’étude d’un variété biologique spéciale de la race humaine comme le soutenait Lombroso, pas plus que l’étude d’une classe à part, comme le maintenait Tarde »42

Le sociologue a donc un double adversaire : la biologisation proposée par l’anthropologie criminelle et le postulat de l’existence d’une classe spécifique de criminels. Dans les deux cas, inspiré par Healy, il rejette les catégorisations monolithiques au profit d’une prise en compte fluide des divers cas de figures pouvant exister.

« Le criminel, cependant, est avant tout une personne, et seulement ensuite un criminel. Par conséquent, il est bon de l’étudier d’abord en tant que personne et ensuite en tant que transgresseur des lois d’une société organisée »43

Burgess souligne avec enthousiasme que Healy a bel et bien pris en compte les influences sociales qui pèsent sur les comportements délinquants – via sa formation psychanalytique et sa méthode par études de cas, nourrie par les postures du travail social. Mais il maintient que cela est insuffisant : Healy s’est cantonné à la prise en compte de facteurs sociaux restreints (histoire familiale et milieu social), or aller plus loin est justement le rôle de la sociologie qu’il incarne :

« L’étude de l’individu, de la réaction de l’organisme à son environnement, appartient à la psychiatrie et à la psychologie. L’étude de la personne, le produit de l’interaction sociale avec des pairs, correspond au domaine de la sociologie »44

Burgess propose de considérer Healy comme une étape du processus scientifique positif qui vise à la prise en compte sociologique du crime. Healy a fait le premier pas méthodologique, alors même qu’il est psychiatre, et Burgess emprunte son sillage.

« L’étude du délinquant en tant que personne ouvre un champ fécond. Sous la forme d’études de cas, de documents personnels, de biographies, des matériaux sont maintenant disponibles pour l’analyse. La psychiatrie et la psychologie en attaquant le problème du criminel du point de vue du comportement individuel ont apporté des contributions de grande valeur, qui ont préparé la voie à la recherche sociologique. Les méthodes d’enquête psychiatriques, psychologiques et sociologiques ne sont pas en conflit mais plutôt complémentaires et interdépendantes. Les sociologues continueront à dépendre des découvertes de ces autres sciences du comportement pour une connaissance des différences individuelles de mentalité et de tempérament, alors qu’elles pourront en retour se tourner vers la sociologie pour un éclairage sur l’adaptation de la personne à l’organisation sociale »45

Ainsi Burgess ne fait pas croisade contre la compréhension médicale et psychologique de la délinquance, il cherche à ménager une place à la sociologie dans la division du travail scientifique. Bien qu’il rejette certaines formes de biologisation (criminel-né) pour des raisons spécifiques, cela n’implique pas pour autant qu’il rejette farouchement les explications somatiques. Enfin, notons que la circulation des savoirs et l’ambiguïté de la division du travail scientifique durant cette période d’ébullition de la recherche sur la délinquance ne s’arrêtent pas là. Le Behavior Research Fund finance en 1926 un département de sociologie au sein même de l’Institute of Juvenile Research, celui-ci est dirigé au départ par Burgess qui participe activement à sa fondation, puis Clifford Shaw un de ses étudiants prend le relais.

L’empreinte biopsychosociale de William Thomas

William Thomas obtient son doctorat à l’Université de Chicago en 1896 au sein de laquelle il continue d’exercer durant les vingt prochaines années. Il est particulièrement connu des sociologues pour l’enquête qu’il mène avec Florian Znaniecki, publié en 1918 The Polish Peasant in Europe and America. Thomas est proche des milieux psy qui promulguent l’usage empirique de l’étude de cas et de l’autobiographie : il correspond ainsi avec William James autour de l’année 1909 et est proche de William Healy ainsi que de George H. Mead, son ancien étudiant. En 1923, Thomas publie The Unadjusted Girl, une enquête sur les jeunes filles délinquantes et sur les travailleuses du sexe46. Contrairement à Burgess, Roberta G. Sands souligne que Thomas mobilise une étiologie naturalisante de la délinquance :

« Il a intégré dans cet ouvrage ce que les travailleurs sociaux appellent une perspective biopsychosociale, comprenant des concepts évolutionnaires, psychologiques et culturels. Son étude reposait sur l’idée que les gens sont influencés par des qualités biologiques innées et par l’environnement social. Il s’est particulièrement intéressé à l’évolution sociale, qu’il a décrite comme se produisant à un rythme si rapide dans les zones urbaines modernes qu’elle déstabilisait les normes sociales et les valeurs traditionnelles »47

En 1924, William Isaac Thomas commente les travaux de Spaulding sur les femmes psychopathes précédemment évoqués :

« Ces filles étaient les pires de l’établissement, de véritables personnalités terrifiantes : maussades, malhonnêtes, suractives, apitoyées, suicidaires, bavardes, irritables, opiniâtres, insolentes, orgueuilleuses, loquaces, cracheuses, sales, obscènes, lesbiennes, agresseuses, homicides. Elles ont purgé leur peine, ont causé des ennuis indescriptibles, [et] n’ont montré en général aucune amélioration »48

Notons au passage que Thomas associe psychopathie et lesbiannisme, ce que Spaulding ne fait pas. Il écrit ensuite :

« Le dossier montre également que beaucoup de ces filles ont eu une enfance sans histoire et que leur délinquance initiale était liée à un incident, un chagrin, une mésaventure, une incertitude ou un désespoir lié à la période critique de la puberté, et nous pouvons supposer à un déséquilibre glandulaire temporaire. Ces jeunes filles se sont-elles stabilisées grâce à leur expérience à l’hôpital ou en dépit de celle-ci ? Est-il vrai que, malgré toutes ses imperfections, une maison de redressement dirigée aussi judicieusement a un effet bénéfique sur la formation des habitudes que nous avons mis du temps à reconnaître ? Les difficultés de comportement sont-elles principalement dues à des expériences sociales malheureuses, et non à une mauvaise hérédité ? La “mentalité” joue-t-elle un rôle important, ou les tests mentaux ne sont-ils qu’un détournement malheureux de l’attention du problème principal ? »49.

Cette dernière citation illustre l’ambivalence de Thomas face à la question des fondements biologiques et héréditaires de la déviance : il préfère laisser la question ouverte et estime que l’étude de Spaulding ne permet pas de trancher la question. À nouveau, cela montre que la structuration disciplinaire de la sociologie à Chicago ne se fait pas via le rejet radical et uniforme de la naturalisation des comportements sociaux.

Somatisation et délinquance chez Robert Park

Initialement journaliste Robert Park a un parcours universitaire marqué par la circulation entre de nombreux espaces disciplinaires. De 1998 à 1899 il étudie la philosophie et la psychologie à Harvard (où enseigne alors William James), puis la sociologie à Berlin et présente ensuite un doctorat de psychologie et de philosophie à Heidelberg en 1903. Par la suite il est assistant puis professeur à l’Université de Chicago à partir de 1914.

The City, qu’il coécrit avec Burgess, est publié en 1925. C’est un manifeste théorique et méthodologique qui vise à poser les bases de la sociologie urbaine. Ils y exposent la théorie de la sorganisation sociale qui veut qu’à mesure que la communauté grandit, les moyens de controle social traditionnels périclitent, pourtant ce sont ceux-là même qui permettent aux individus de s’insérer correctement dans une société donnée (e.g. la famille et le quartier font partie de ces instances). La délinquance est la conséquence prévisible de la désorganisation sociale et sur ce sujet, Park souligne, dans l’un des chapitres, l’importance des nouvelles structures qui permettent de pallier cette désorganisation :

« Parmi ces nouveaux organismes figurent les tribunaux pour enfants, les associations de protection des mineurs, les associations parents-enseignants, les scouts, les associations chrétiennes de jeunes hommes, les clubs de garçons de toutes sortes et, je suppose, les terrains de jeu et les associations de terrains de jeu »50.

Selon lui, ce sont ces mêmes structures qui ont permis à la sociologie de se structurer à Chicago :

« C’est en grande partie sur la base des expériences menées par ces nouveaux organismes qu’une nouvelle science sociale voit le jour. Grace à leur impulsion […], la sociologie cesse d’être une simple philosophie et prend de plus en plus le caractère d’une science empirique, sinon exacte »51

Or parmi ces institutions issues du Settlement movement, nous avons vu que certaines sont le terrain privilégié des psychiatres. Il n’est alors pas surprenant qu’une grande partie de ce texte de Park soit consacré à discuter, voire à s’appuyer sur, certains savoirs psychiatriques. Il reprend en particulier les théories de la compensation psychique : un individu qui a conscience de son infériorité va chercher à la compenser par de plus grands efforts que les autres. Traduit et adapté dans le cadre de la théorie de la désorganisation sociale, cela donne l’affirmation suivante : un individu n’ayant pas réussi à correctement s’insérer socialement peut être frustré de ce que peuvent obtenir ceux qui ont réussi, et recourir à certains actes délinquants pour compenser son infériorité sociale. Or, il existe certains individus dont l’infériorité est accrue par certaines difformités physiques ou bien comme conséquence de leur « infériorité constitutionelle »52 (catégorie appartenant à la même classe d’usage que les termes utilisés par Healy). Park reprend ainsi certaines catégories psychiatriques et admet que certains cas de délinquance sont déterminés par la constitution somatique de l’individu.

*

Les cas de Burgess, de Thomas et de Park nous montrent à quel point la sociologie de la délinquance balbutiante est encastrée dans les savoirs psychiatriques, notamment ceux qui ont trait à la psychopathie. Ainsi, donner l’image d’une sociologie qui s’imposerait en tant que discipline indépendante en brisant la domination médico-psychologique de la naturalisation des comportements déviants ne serait pas appropriée. Plus encore, cela montre qu’il n’existe pas d’affinité fondamentale et épistémologiquement indéboulonnable entre pratique de la sociologie et étiologie sociale des comportements déviants.


Ce billet a ainsi permis de souligner la relation ambivalente qu’entretiennent les premiers travaux sociologique sur la délinquance avec la psychiatrie et le travail social. D’une part, les sociologues doivent énormément aux initiatives portées par les militantes et travailleuses sociales de Chicago ; d’autre part, ils reprennent à leur compte nombre de réflexes empiriques et épistémologiques de leurs collègues psychiatres. A côté de cela, nous avons montré que l’utilisation du concept de psychopathy, voire de dégénérescence, n’est pas nécessairement et absolument liée à une forme de naturalisation rigide de la déviance, comme le montre les exemples de Healy et de Spaulding. Les usages psychiatriques de la catégorie de psychopathie qui suivront continueront à prendre la voie de la prise en compte des facteurs sociaux, nourris par une pénétration des savoirs psychanalytiques dans la profession, à tel point que certains préférerons parler de sociopathie53.

En cela, malgré tout ce que ce texte doit aux travaux de Jean-Michel Chapoulie, je modulerai certaines des propositions qu’il soutient. En effet, il écrit que « les approches à base “biologique” de la délinquance » sont « souvent l’adversaire premier des sociologues de Chicago »54. A l’inverse il estime que « parmi les psychiatres, le succès des théories environnementalistes avancées par les sociologues était, au moins au départ, quasiment nul »55. Pourtant, l’ambiguïté étiologique de la sociologie comme de la psychiatrie durant cette période ne permet pas d’opposer deux fronts que seraient les sociologues environnementalistes d’un côté et les psychiatres naturalisants de l’autre. Du côté des sociologues, il faut distinguer d’un côté l’influence du darwinisme social56 et de la psychiatrie psychopathique ; et de l’autre côté le rejet de l’anthropologie criminelle et de certaines pathologisations. Certaines formes de naturalisations sont rejetées et non d’autres, de même, certaines formes de pathologisation sont rejetées et moins d’autres. Du côté des psychiatres, la question étiologique ne peut pas être rabattue sur une pure et simple naturalisation de la déviance. D’autant plus qu’au sein même de cet ensemble que l’on peut rassembler sous l’étiquette étiologies naturalisantes se cache en réalité des théories et des usages très différents qui demandent à être bien distingués. Ajoutons que l’emphase que nous avons mis dans ce billet sur le contexte institutionnel de Chicago n’est pas anodine : les savoirs (nosologiques comme profanes) ne peuvent pas être étudiés isolément des structures et acteurs qui en font usage, d’autant plus que la signification associé à une catégorie varie en fonction des espaces dans lesquels il en est fait usage.

Enfin, soulignons que durant cette configuration locale et historique particulière, sociologues, travailleuses sociales comme psychiatres s’entendent pour rejeter les explications simplistes et toutes faites de la délinquance et abordent de front ses causes matérielles et sociales. Avant tout, ces savoirs et pratiques se structurent sur une lame de fond politique, celle du Settlement movement et de la diffusion des espoirs de réformes. Cela témoigne du caractère intrinsèquement politiques des pratiques de catégorisations psy, car le gradient “catégories fixistes vs. explications multifactorielles” recoupe, au moins en partie, la lutte entre conservatisme et réformisme, voire entre idéalisme et matérialisme.



Citer ce billet
Léo Tertrais-Flamand (2023, 23 janvier). Chicago à l’école de la délinquance : entre travail social, sociologie et psychiatrie. Idéal Atypique. Consulté le 29 mars 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/vx9t

  1. Source Bureau du recensement des Etats-Unis. []
  2. Cf. Chapoulie, J.-M., Kornblum, W., & Wazer, C. (2020). Chicago Sociology. Columbia University Press, chapitre I. []
  3. Côté histoire de la sociologie, ce billet est en grande partie fondé sur les travaux de Jean-Michel Chapoulie. Pour la psychiatrie, ce sont nos anciens travaux de recherches sur archives qui sont mobilisés, cf. Tertrais-Flamand, L., La pathologie des actes. Généalogie de la catégorie de psychopathe, sociologie-historique des nosologiques psychiatriques (1800-1950), sous la direction de Luc Berlivet, soutenu à l’EHESS en 2021. Enfin, nous avons pour ce billet mis à profit de nouvelles sources et archives pour rendre raison la structuration locale du travail social. []
  4. initiative fondatrice du mouvement, cf. Reinders, R. C. (1982). Toynbee Hall and the American Settlement Movement. Social Service Review, 56(1), 39‑54. []
  5. Elle est décorée du prix Nobel de la paix en 1931. []
  6. Source : Hull-House. (1907). Hull-house Year Book, p.7, http://archive.org/details/hullhouseyearboo1906hull. []
  7. Quelques-uns de ces documents sont disponibles numérisés sur archives.org. []
  8. Source : Hull-House, 1907, p.22. []
  9. Traduit par moi, source : Hull-House. (1934). Hull-House Year Book (Chicago), p.33, http://archive.org/details/hullhouse1934hull. []
  10. Source : Northwestern University. []
  11. Source : Chuckman Chicago Nostalgia. []
  12. Source : Breckinridge, S. P., & Abbott, E. (1912). The delinquent child and the home. New York : Charities Publication Committee, p.39, http://archive.org/details/cu31924030383214. []
  13. Traduit par moi, Ibid., p.15. []
  14. Ibid, p. 105. []
  15. Traduit par moi, Ibid. []
  16. Morel, B. A. (1860). Traité des maladies mentales. Masson, p.3. []
  17. ibid. p.5. []
  18. Cf. Coffin, J.-C. (2003). La transmission de la folie : 1850-1914. L’Harmattan. []
  19. Cf. Lemerle, S. (2022). Le sens du transfert. Zilsel, 10(1), 265‑298. []
  20. Traduit par moi, Breckinridge & Abbott, 1912, p.114. []
  21. Source : Healy, W. (1915). The Individual Delinquent. Book on Demand Ltd., p.130-131. []
  22. Traduit par moi, Ibid., p.770. []
  23. Traduit par moi, Ibid., p.783. []
  24. Cf. Coffin, 2004. []
  25. Non loin de Boston []
  26. Spaulding, E., & Healy, W. (1914). Inheritance as a Factor in Criminality. Journal of Criminal Law and Criminology, 4(6), 837. []
  27. Psychiatre Suisse, il émigre à Chicago en 1892 en emportant dans sa valise les systèmes de classification psychiatrique allemands d’Emil Kraepelin et certaines idées de Sigmund Freud. Parmis la nosologie de Kraepelin on trouve la Psychopathische Persönlichkeiten dont il est question ici. Sur l’histoire de la psychopathie allemande voir : Eghigian, G. (2015). A Drifting Concept for an Unruly Menace : A History of Psychopathy in Germany. Isis, 106(2), 283‑309. []
  28. Ibid., p.577. []
  29. Ibid. [] []
  30. Cf. Levine, P., & Bashford, A. (2012). Introduction : Eugenics and the Modern World (A. Bashford & P. Levine, Éds.; Vol. 1). Oxford University Press. []
  31. Traduit par moi, Ibid., p. 588-599. []
  32. Malheureusement, peu de sources sont disponibles pour en connaitre plus sur la trajectoire de cette médecin. []
  33. Source : Spaulding, 1923. []
  34. Spaulding, E. R. (1923). An experimental study of psychopathic delinquent women. Pub. for the Bureau of social hygiene by Rand, McNally & Company. []
  35. Rafter, N. H. (1997). Psychopathy and the Evolution of Criminological Knowledge. Theoretical Criminology, 1(2), 235‑259, p.15. Traduit par moi. []
  36. Rafter, 1997, p.16. []
  37. cf. Scull, A., & Schulkin, J. (2009). Psychobiology, Psychiatry, and Psychoanalysis : The Intersecting Careers of Adolf Meyer, Phyllis Greenacre, and Curt Richter. 32. []
  38. Chuckman Chicago Nostalgia. []
  39. Cf. Topalov, C. (s. d.). Écrire l’histoire des sociologues de Chicago. Geneses, no51(2), 147‑159. []
  40. Chapoulie, J.-M. (2003). Ernest W. Burgess et les débuts d’une approche sociologique de la délinquance aux Etats-Unis. Déviance et Société, 27(2), 103, p.5. []
  41. Ibid., p.4. []
  42. Burgess, E. W. (2003). L’étude du délinquant en tant que personne. Deviance et Societe, Vol. 27(2), 111‑130, p. 5. []
  43. Ibid., p.19. []
  44. Ibid., p.6. []
  45. ibid., p.19. []
  46. La locution n’existait pas encore du temps de Thomas, en revanche il l’un des premier à considérer que le sexe est une forme de capital. Cf. Sands, R. G. (1994). William I Thomas, The unadjusted girl. Patterson Smith : Montclair, NJ, 1969 (première publication en 1923 by Little, Brown and Company) 261 pp. Reviewed (University of Pennsylvania School of Social Policy&Practice), p.4. []
  47. Ibid., p.2. Traduit par moi. []
  48. Traduit par moi, Thomas, W. I. (1924). The Delinquent Woman [Review of An Experimental Study of Psychopathic Delinquent Women by Edith R. Spaulding. New Republic, 38, §.2. []
  49. Traduit par moi, Thomas, 1924, §.3. []
  50. Traduit par moi, Park, R. E., & Burgess, E. W. (1925). The City. University of Chicago Press, p.106. []
  51. Traduit par moi, Ibid., p.109. []
  52. Traduit par moi, Ibid., p.101. []
  53. Cf. Partridge, G. E. (s. d.). Sociopathic Behavior in Women : A Study of Nine Cases. 1931. []
  54. Chapoulie, 2003, p.6. []
  55. Chapoulie, 2020, p.204. []
  56. Cf. Céfaï, D. (2001). Le naturalisme dans la sociologie américaine au tournant du siècle. La genèse de la perspective de l’École de chicago. Revue du MAUSS, 17(1), 261. []

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search